VERNISSAGE DIMANCHE 6 NOVEMBRE 2022, DE 14H À 18H
Les oeuvres de Gary Hill réunies ici composent plus des ramifications présentes dans des problématiques passées ou récentes qu'un ensemble pour ainsi dire clos sur lui-même, achevé en soi, mû par un fil directeur aisément repérable. Cette précaution n'est pas seulement rhétorique, car l'on pourra être surpris par des oeuvres apparemment hétérogènes, mais qui, à bien y regarder et écouter, s'inscrivent en les prolongeant dans les étonnantes trouvailles plastiques que l'artiste présente régulièrement.
Parmi d'autres, la plus évidente est le travail sur le langage, aussi bien visuel que sonore, prenant forme en différents supports. La série Engender Project (2022) décline ainsi les pronoms personnels en anglais comme en français (she, he, il, elle) en parcourant visuellement et par ses locution et diction les passages ou chevauchements des mots qui peuvent à la fois les fondre dans une indistinction croissante et en marquer la nette séparation, selon le sens de lecture ou d'énonciation. Ce que les linguistes nomment la « double articulation », la première constituant les monèmes, les plus petites unités de sens, et la seconde, les phonèmes, qui permettent de distinguer les monèmes entre eux (la/ma, par exemple). Parce que la double articulation est propre à tout langage humain, il n'échappera à personne que pour les deux langues ici retenues cette notion est à prendre littéralement et au figuré, puisqu'elle distingue autant qu'elle articule le(s) genre(s) humain(s) et grammaticaux revendiqués socialement depuis un moment. Le titre de la pièce et du « projet » peut d'ailleurs se comprendre comme « mise en genre » comme « en danger » (In danger).
Le langage humain étant aussi lié de manière générale à de très infimes transitions entre le son et le sens, cela plus encore lorsqu'il est poussé assez loin (he.she / i.elle), dans nombre de vidéos et d'installations Gary Hill a très souvent manipulé, déformé, exagéré ces possibilités - notamment en prononçant des textes à l'envers filmés comme tels et ensuite projetés à l'envers pour retrouver le sens premier -, au point de produire souvent du langage abstrait, comme il existe une peinture abstraite. Mais comme le remarquait Picasso à propos de ce genre ou style, il n'y a pas de peinture de rien ; il n'y pas non plus de son de rien, et le son, même très réduit, parfois à une seule lettre (les unités distinctives des phonèmes, tu/ta), ou à un banal bruit dans la rue (crissement de pneus) peut être compris et interprété selon une certaine signification.
Cette abstractisation du son qui fait sens se retrouve dans Klein Bottle with the Image of Its Own Making (2014), citation directe de l'oeuvre de Robert Morris, Box with the Sound of Its Own Making (1961). Dans ce dernier cas, la boîte en bois fabriqué par l'artiste contient l'intégralité du son de sa fabrication des débuts à son achèvement, dont le résultat se trouve devant nous. Gary Hill reprend cette idée, mais cette fois avec l'image de sa fabrication projetée dans la « bouteille de Klein ». Cette curieuse bouteille - imaginée pour la première fois en 1882 par le mathématicien allemand Felix Klein -, contrairement à la boîte de Morris, n'a pas de bord, ni d'intérieur ni d'extérieur, car les surfaces se confondent. Il n'est pas impossible que, située dans le contexte de cet ensemble où se trouve Engender Project, on puisse considérer cum grano salis que la bouteille n'a pas de genre défini ou les possède tous. D'abord objet de spéculation pour les topologues, différentes sciences humaines (anthropologie, avec Lévi-Strauss ; psychanalyse, avec Lacan) ne manquèrent pas d'en faire un outil conceptuel avec des visées autres que mathématiques. Il faudrait y ajouter la nature du langage humain, et, plus exactement sa dimension inéluctablement réflexive, ce que le grand linguiste Émile Benveniste nommera la « double signifiance du langage ». En énonçant, en écrivant, nous sommes conscients d'utiliser des signes qui signifient pour exprimer d'autres significations sur un deuxième niveau, et tenons ainsi, même implicitement, des propos sur le sens même des signes de nos significations. Dit encore autrement, nous savons qu'en parlant ou en écrivant nous traitons nécessairement de la langue et des signes qui permettent de parler ou d'écrire. La Klein Bottle peut valoir comme la métaphore du langage où la signification des signes et la signification sémantique se recouvrent, relèvent d'une double surface où sens et signes pour signifier sont à la fois l'intérieur et l'extérieur de la langue.
Jacinto Lageira, novembre 2022