VERNISSAGE DIMANCHE 3 MARS 2024, DE 14H À 18H
Mark Dion: Investigations, Inquiries and a Few Good Jokes
J'avais ramené tous ces objets de la pièce aux classeurs à leur fonction naturelle, j'avais ramené à leur fonction naturelle l'armoire, les fauteuils, la table, le bureau, sans me laisser intimider par eux, sans les laisser me faire peur. Qu'est-ce qu'il ne m'a pas fallu voir, dans cette pièce aux classeurs qui, pour moi, avait toujours eu quelque chose de louche et d'inquiétant!... Quand j'y regardais autour de moi, c'était toujours un tour d'horizon plein de crainte et d'horreur. J'avais toujours vu dans cette pièce aux classeurs toute l'impunité et l'atrocité du monde, quand j'en faisais le tour. Mais, cette fois-ci, j'avais réussi à voir toute la pièce aux classeurs telle qu'elle est, une pièce agréable, très agréable, sympathique, parfaitement adapté à sa fonction de bureau-secrétariat. »
Oui, Thomas Bernhard, p. 97
La nouvelle exposition de Mark Dion à la galerie In Situ - Fabienne Leclerc, 27 ans après leur première collaboration, couvre plusieurs années de production de l'artiste américain, du début des années 2000 à aujourd'hui, rendant compte avec subtilité de la profondeur et de la complexité de sa pratique. L'ampleur du projet permet à l'artiste, comme souvent, de se jouer de notre perception et de notre compréhension, mêlant registres et temporalités au sein d'installations croisant les régimes du scientifique et de l'artistique, de l'absurde et du vernaculaire.
L'exposition rejoue à sa propre échelle ce que Mark Dion développe souvent au sein des oeuvres elles-mêmes. Elle entreprend de référencer, présenter, organiser ces pièces qui, comme des entités en soi, illustrent une exploration certes ample et rigoureuse, mais souvent détournée et espiègle, des méthodes de classifications scientifiques, anthropologiques et archéologiques qui servent communément à documenter le rapport de l'humain à son et ses environnements. Les notions de pérennité, de valeur, d'écologie, de culture, de politique traversent le travail de Mark Dion, qui questionne par des biais et formes de marginalités les structures (visibles et invisibles) de notre époque. De façon contre-intuitive, tant les pièces fourmillent et dégorgent de détails - de subtiles incarnations (un canari transi) comme de déchets (des vieilles bouteilles) - l'invisible et l'inanimé apparaissent comme des principes essentiels de son travail. Les présences de ce qu'il faut déterrer, arracher ou découvrir, de ce qui se laisse emmener, ensevelir ou dégrader, sont mobilisées au fil des projets d'une manière à mettre en perspective le principe même de finitude, chair de la curiosité comme de l'indifférence.
Ainsi, certaines installations ont en commun de se composer essentiellement de rebus, glanés lors de recherches expérimentales. Field Work IV, une commande du Musée d'Histoires Naturelles de Londres à l'occasion d'un hommage à Carl von Linné, botaniste suédois à l'origine du concept de biodiversité et initiateur de la classification du vivant au 18è siècle,est le résultat d'un travail minutieux réalisé sur le filtre d'admission de la centrale électrique de la Tamise. L'artiste, en collaboration avec des ichtyologistes du Musée d'histoire naturelle et des bénévoles de la communauté de nettoyage de la Tamise, s'est donné pour mission de nettoyer les filtres, collecter et échantillonner tous les éléments qui s'y étaient trouvés piégés. Dans la forme finale de la pièce, sont organisés, comme en attente de classification, des dizaines d'éléments aussi divers que des spécimens rares de poissons et des tessons de bouteilles. Cette mise à plat apparemment désordonnée remet en jeu l'autorité et la validité des critères de sélection et de classification scientifiquement admis, en rappelant que l'élaboration du savoir reflète aussi la conscience qu'une société a d'elle-même. En réfléchissant à l'ensemble du processus, l'oeuvre peut également être perçue comme une méditation sur la violence et la rudesse inhérentes à l'action de collecter. Un protocole similaire définit New England Digs, composé de bouteilles trouvées sur des sites « insignifiants et dégradés » aux États-Unis. Présentés de manière quasi précieuse, ces cadavres de bouteilles nous invitent à reconsidérer nos échelles de valeur. L'oeuvre Sea Life amène ces questionnements encore à un autre endroit, teinté d'humour. Ces bizarreries qui nous sont présentées dans leur bocaux comme des spécimens marins se trouvent en fait être des jouets pour chiens, enfants ou adultes. Dion adresse ici directement les principes de perception, de détournement et d'imagination qui touchent à l'univers scientifique et ses formes de vulgarisation.
Ces pièces convoquent aussi des espaces symboliquement liés à une fonction ou une esthétique - celui d'un site archéologique, d'un antiquaire ou d'un musée, par exemple. Les meubles en bois exotiques de The Drawing Cabinet et An Archeology of Lost Objects peuvent aussi renvoyer à l'atmosphère feutrée d'une bibliothèque ou d'un secrétaire. Comme les oeuvres sur papier qui, par jeux d'associations et un esprit absurde, embrassent une dimension poétique, ces objets recouvrent une qualité littéraire. Ils lient inconsciemment le monde matériel à une forme d'existentialisme - semblable peut-être au regard que porte le narrateur de Oui de Thomas Bernhard, au bord d'un abime intérieur, sur les objets d'un bureau dont les murs sont recouverts de classeurs au contenu hermétique - et ouvre sur la relativité de la valeur intrinsèque des choses. Les oeuvres de Mark Dion apparaissent ainsi tout autant comme les témoins de l'immensité qui nous baigne que du dérisoire qui en émerge.
On retrouve ces questionnements à un autre niveau dans les diagrammes et planches anatomiques, qui associent avec humour et décalage des concepts abstraits (ce que devient, dans le fond, le nom d'un.e écrivain.e ou d'un mouvement artistique au fil du temps) à des figures d'animaux. Mark Dion soulève sans cesse la question de la nécessité et de la validité de toute entreprise de compréhension d'un monde qui, dans la spirale du capitalisme et de la folie humaine, semble tragiquement voué à sa destruction. Certaines pièces récentes finissent d'ailleurs par aborder cette réalité frontalement, notamment à travers les figures colorées mais tragiquement inertes d'un oiseau et de quelques papillons, rares traces tangibles du règne vivant dans l'exposition. The Canary fait symboliquement référence aux canaris emmenés dans les mines par les ouvriers comme signal d'alerte précoce en cas de gaz toxiques. Lorsque le canari cessait de chanter, frappé de mort, les mineurs savaient qu'il était temps pour eux de refaire surface. La pièce nous confronte collectivement à notre situation face au dérèglement climatique et à l'aveugle fuite en avant conduite par l'humanité en dépit des signes évidents de la catastrophe écologique en cours. Les pâtisseries colorées en résine de Titre à venir portent le même signe lugubre. Attirantes, lumineuses, elles apparaissent fatales aux candides insectes qui s'y sont retrouvés collés.
Dans la lignée de courants philosophiques actuels et essentiels qui mettent en perspective la responsabilité humaine sur sa propre destruction et celle de son environnement, Investigations, Inquiries and a Few Good Jokes pourrait s'apparenter à un requiem, dans lequel se seraient malgré tout glissés quelques accords majeurs. Jouant tour à tour, visuellement et conceptuellement, d'effets de dissonance et d'harmonie, l'exposition adresse l'évidence des formes d'interconnexion des éléments vivants ou non-vivants dans l'espace et le temps, l'influence mutuelle de ceux-ci, ainsi que l'entreprise démesurée, aussi essentielle que ridicule, qui consiste à rationnaliser la vie.
Taddeo Reinhardt, février 2024