Je ne photographie jamais de personnes réelles. Elles sont absentes de mes oeuvres; seules peuvent y être observées les traces que ces personnes auraient pu laisser dans les endroits qu'elles occupaient, ou auraient pu occuper - à moins qu'elles n'y figurent sous forme de substituts : leurres, mannequins et autres silhouettes. Lorsqu'on me demande si je songe parfois à faire figurer des personnages dans mes photographies, je ne peux m'empêcher de m'interroger sur la manière dont je pourrais bien les y intégrer. La présence d'une personne réelle dans cette photographie, par exemple, irait à l'encontre du but visé. Les spectateurs n'auraient plus l'impression de regarder à l'intérieur de l'espace, de voir les choses à partir d'un point de vue extérieur. Je souhaite laisser à l'imagination des spectateurs une marge de manoeuvre assez grande pour qu'ils puissent essayer de comprendre ou inventer ce qui se passe dans les espaces photographiés. La présence de personnes y aurait un effet beaucoup trop fort et l'étrangeté des choses mêmes - qui m'intéresse au premier chef - passerait inévitablement au second plan.
Le risque encouru dans cette photographie particulière est que les spectateurs portent principalement leur attention sur les trois figures, au détriment du reste de l'image. Ceci n'est, somme toute, pas très grave; ils remarqueront alors l'aspect comique de ces figures : les parties manquantes de leurs corps, leurs membres recollés avec du ruban adhésif ou encore leurs vêtements tachés de balles de peintures. Dès lors, la possibilité qu'ils considèrent que cette photographie raconte une "histoire" est, bien entendu, plus grande. Quoi qu'il en soit, je dois admettre que c'est une des photographies les plus folles que j'aie jamais prises.
C'est un endroit construit à remarquablement peu de frais, avec ses ballons, ses meubles cassés et ses rideaux improvisés. Tout semble bricolé, de travers, un peu trop grand ou un peu trop petit. Le sol de linoléum est tout aussi remarquable, surtout à l'endroit où s'y reflète le ballon rose ; et tout ce fatras semble bizarrement disposé. Observez pour finir cette tache sur le plancher, qui semble monter au mur. L'endroit est exactement tel que je l'ai trouvé; y changer le moindre élément aurait, à mon avis, ruiné la photographie. Son caractère absurde est réhaussé par la manière dont la chambre photographique enregistre chaque détail et par la neutralité du point de prise de vue. On trouverait difficilement un endroit qui soit plus insignifiant et plus théâtral à la fois.
Catalogue "Lynne Cohen - Faux Indices" - Exposition au Musée d'art contemporain de Montréal - du 7 février au 28 avril 2013 / Lynne Cohen & François LeTourneux (Page 30-31)